Théophile Brackelaire est né à Renaix en 1837. Il est marié à Joséphine Vandries. En 1863, il ouvre un atelier de photographie sous la dénomination
« Photographie artistique instantanée ». L’exploitation du studio est néanmoins de courte durée : en 1865, Brackelaire quitte Renaix et s’installe à Tournai. Est-ce l’attrait d’une plus
grande ville, et donc d’une clientèle potentielle plus nombreuse, qui a guidé les pas du photographe ? On peut le penser.
Débuts dans le parc communal
Brackelaire emménage à Tournai au numéro 16,3 de l’Enclos Saint-Martin. Ses annonces publicitaires apparaissent dans la presse locale à partir de février 1866. Elles informent notamment des délais
de livraison des portraits et du caractère permanent de l’atelier, élément qui permet de se démarquer des forains et des photographes ambulants encore nombreux à l’époque.
Les premières photos révèlent les moyens réduits des débuts du studio : sans doute par souci d’économie, Brackelaire utilise d’anciens supports renaisiens, dont il corrige manuellement l’adresse
au verso. Par la suite, il colle de petites étiquettes mentionnant l’emplacement tournaisien.
Les accessoires et décors sont eux aussi limités : un fond uni, une toile peinte évoquant un parc, une balustrade, quelques meubles aident à mettre en scène les modèles.
En commerçant avisé, Brackelaire compense son relatif isolement dans le parc communal en exposant sa production sur la Grand-Place, chez le libraire Lecomte-Bocquet.
Le succès ne tarde pas à venir. Il est vrai que l’intérêt de la clientèle ne cesse de croître et que la concurrence en ville, si on excepte celle de Duchatel, est pratiquement nulle.
Courant 1867, Brackelaire fait appel à un apprenti-photographe. Il s’adjoint également les services d’un peintre : à la demande, l’artiste reproduit des portraits à l’huile sur des photographies
tirées sur toile. Cette offre assez inédite ne dure toutefois que quelques mois.
Essor à la rue Roc Saint Nicaise
Les affaires vont bon train et Brackelaire décide de déménager dans une rue plus passante. En avril 1868, il investit le numéro 17 de la rue Roc Saint Nicaise, non loin de sa première implantation.
Dès son installation dans ses nouveaux locaux, il vante ses disponibilités, techniques et prix.
Brackelaire est le premier photographe tournaisien à réaliser des photos tirées « au charbon ». Ce procédé emprunte son nom du carbone alors utilisé comme pigment sur le papier sensible. Il restitue
fidèlement la profondeur des noirs et la finesse des demi-teintes. Chimiquement plus stable que les autres tirages, il est souvent associé au qualificatif « inaltérable ».
Les photos émaillées constituent également une de ses spécialités. Ces portraits, souvent détourés et recadrés dans un médaillon ovale, sont recouverts d’un épais vernis. Certains supports sont
bombés, ce qui confère alors à la photo l'apparence d’un camée. Cette mode, apparue au début des années 1870, perdurera jusqu’au milieu de la décennie suivante.
Brackelaire vante également ses photos réalisées « à la Rembrandt ». Cette technique s'inspire des luminosités du maître hollandais et joue sur les contrastes d'ombre et de lumière. Malgré la référence
au peintre, peu de portraits répondent vraiment à ce standard artistique. Est-ce le modelé plus marqué des reliefs du visage qui rebute les clients ?
Succursales à Ath et Mouscron
Comme tout commerçant, Brackelaire n’a de cesse d’élargir sa clientèle. En 1872, il ouvre une succursale à Ath où il opère un jour par semaine. En 1875, il lance la « Photographie populaire » et propose
des cartes de visite à moitié prix. Vers 1880, il installe une succursale à Mouscron. Ces studios annexes ne connaissent néanmoins pas une longue exploitation, car c’est dans son atelier
de la rue Roc Saint Nicaise que le photographe réalise l’essentiel de sa production.
Mise en scène de la clientèle
Tous les pans de la société tournaisienne, à un moment ou un autre franchissent la porte du studio. Brackelaire y immortalise des ecclésiastiques (les évêques Dumont et Du Rousseaux, par exemple), des
bourgeois, des industriels (entre autres les brasseurs et distillateurs de la famille Carbonnelle), des militaires, des célébrités (notamment Jean Noté, baryton de renommée internationale) et quantité
d’anonymes. Pour les mettre en situation et en valeur, le photographe, en plus de ses qualités techniques, use maintenant d’éléments de décors les plus divers.
Ainsi, aux toiles reproduisant des paysages, Brackelaire associe une imitation de rocher ou de tronc d’arbre afin de suggérer un coin sauvage. Ici, il dépose une meule de foin ou un revêtement à texture
herbeuse pour rappeler la quiétude campagnarde. Là une barque factice installée en avant-plan évoque l’environnement d’une rivière.
Les représentations des vues intérieures s’enrichissent d’un escalier fantaisie, d’un piano ou de meubles divers. Un chalet accueille les groupes ; une banquette surélevée se prête aux portraits d’enfants.
Enfin, Brackelaire est le seul photographe tournaisien à utiliser des toiles peintes où l’on distingue les silhouettes caractéristiques de la cathédrale et du beffroi ; il est également le seul à faire
imprimer au dos de ses portraits les armoiries de la ville. Par ses décors clairement localisés et le verso de ses photos, il marque l’ancrage tournaisien de sa production et témoigne de son attachement à
sa cité d’adoption.
Implantation à la place de Lille
En octobre 1887, l'atelier du photographe connaît une 3e implantation : le 31 de la place de Lille. Ce déménagement dans le même quartier (la paroisse Sainte Marguerite) ne contrarie en rien les habitudes
de la clientèle et offre au commerce une excellente visibilité. Quelques années plus tard, Brackelaire occupe le numéro 32 de la même place. Le vaste immeuble abrite notamment deux galeries vitrées, dont
une de 12m sur 5m spécialement dédiée aux portraits à la Rembrandt chers au photographe.
Implication dans la vie civique et artistique
Renaisien d'origine, Brackelaire s'intègre rapidement à la société tournaisienne : dès 1866, il rejoint les rangs de la garde civique, organisation paramilitaire locale qui veille au maintien de l'ordre et
au respect des lois. Engagé comme chasseur dans la compagnie des chasseurs-éclaireurs, il gagne ses galons au fil des années et termine sa carrière avec le grade de lieutenant.
Fort de son expérience professionnelle, il figure en mai 1874 parmi les fondateurs de l'Association belge de photographie, société qui encourage l'essor de la photographie. Seul membre tournaisien à l'époque, il
y restera en fonction pendant 10 ans.
Dans le même ordre d’idées, il participe mai 1885 à la naissance du Cercle artistique tournaisien, groupe qui soutient la pratique et la propagation des beaux-arts dans la ville. Parmi les membres fondateurs,
figure également un de ses confrères, Philippe Hannet.
Brackelaire prend part lui aussi à des expositions. Ses photos garnissent, entre autres, les cimaises de l'exposition photographique de Gand en 1878 et celle en faveur des enfants défavorisés à Tournai en 1896.
Enfin, Brackelaire n’hésite pas à animer de ses chants les fêtes données par la garde civique.
Valentin, le fils photographe
Bon sang ne saurait mentir. Son fils aîné, Valentin, est lui aussi actif dans la garde civique et exerce également le métier de photographe. N’ayant pas pignon sur rue, il seconde son père dans l’atelier familial.
Dernières années de carrière
En décembre 1896, le malheur s'abat sur l'atelier. Valentin Brackelaire, 34 ans à peine, décède. Était-il prévu que le jeune photographe reprenne un jour l'affaire du père ? On peut le supposer. Quoi qu'il
en soit, sa mort inattendue a dû fortement peser sur l'avenir du commerce.
Le 20e siècle apporte en outre de profonds changements au métier. La carte de visite subit la concurrence de nouveaux formats, tout aussi bon marché qu’elle. Le support aux dimensions de la carte postale
connaît un succès grandissant. Peu à peu, la carte de visite se démode et disparaît après la première guerre mondiale.
La démocratisation des prix, couplée à la simplification des techniques favorise l'émergence d'un public constitué de curieux et d'amateurs. Des commerces et revendeurs spécialisés investissent ce créneau et
proposent aux novices produits, pièces et appareils. Le travail des portraitistes professionnels évolue dans la même direction : de plus en plus, la rentabilité de leur atelier repose sur la vente de matériel, le
développement et tirage de photos privées.
Enfin, Brackelaire doit faire face à une concurrence accrue : Colbert, Carlier, Messiaen, Ruys-Morel occupent également le marché. Jamais auparavant il n'avait connu simultanément autant de confrères tournaisiens.
En ce début de 20e siècle, Brackelaire a plus de soixante ans. Est-ce la vieillesse ou la lassitude qui le pousse à cesser ses activités ? Il est probable que la conjugaison des deux éléments ait guidé sa décision.
Toujours est-il qu’en décembre 1904, la presse locale annonce la mise en location de la maison sise à la Place de Lille. L’année suivante, le vieux photographe vend à bas prix ses plaques sensibles, appareils et
matériels photographiques restés inutilisés. Par cette liquidation, il met un terme définitif à sa longue carrière professionnelle.
Son impressionnante production n’est néanmoins pas perdue : le photographe Louis Carlier qui officie à la rue du Curé Notre-Dame conserve les clichés de son confrère en vue d’éventuels retirages. Ce précieux et
fragile héritage, à supposer qu’il existât encore une quarantaine d’années plus tard, sera malheureusement détruit dans les terribles bombardements de mai 1940.
Une production abondante et représentative des évolutions de la photo
Brackelaire a exercé son art pendant près de 40 ans. Sa longue carrière a accompagné toutes les évolutions des cartes de visite. Des réalisations de ses débuts aux clichés techniquement irréprochables des années 1900, tous
témoignent des tendances et progrès de la photographie.
Les revers de ses photos sont également représentatifs de leur époque. Sobres ou au contraire colorés, chanfreinés et décorés, ils portent tous la marque des modes du moment.
La production de Brackelaire est donc abondante et bien ancrée dans son temps. De par sa variété et son importance, elle compose un aperçu presque complet de la carte de visite à Tournai
Sources
• Archives de l’Etat
• Archives du "Courrier de l'Escaut"
• Répertoires professionnels de Tournai – 1870 – 1878 – 1888 - 1900
• "Directory of Photographers in Belgium 1839-1905", Steven F. Joseph / Tristan Schwilden / Marie-Christine Claes, de Vries-Brouwers, 1997
• "René Desclée, photographe tournaisien : 1868-1953", Bernard Desclée, Archéologie industrielle de Tournai, 1988, pages 35 à 37 et 145
• Bulletin de l'Association belge de photographie, n°1, mai 1874
• Revue photographique, organe officiel de la Société française des archives photographiques, historiques et monumentales, n°8, septembre 1878
• Le cercle artistique de Tournai : un siècle au service de l'art contemporain, Serge Le Bailly de Tilleghem, 1992, Mémoires de la Société royale d'histoire et d'archéologie de Tournai, Tome 7
• Etude personnelle de la production de Brackelaire